I. My magical crystal ball tells me you're full of sh*t » 1999 - quatorze ans

- Faut être un sacré pigeon pour se faire avoir par votre escroquerie ridicule. Stupeur chez les praticiennes, ma Bunica (*grand-mère) dont l'âge avancé imprègne chaque parcelle de son visage, se met à agiter un grigri sous mes yeux en pestant, celui-ci est censé éloigner les mauvais esprits responsables de la crise d'adolescence. Balivernes. Mes yeux roulent vers ma mère et ma tante, attifées de longues robes de couleur mauve, des couvre-chefs en maille tricotés avec soin et des châles en lin ornées de pierres précieuses couvrent leurs épaules, elles s'apprêtent à partir réaliser un rituel dans les bois pour un client fortuné. Mon arrogance entrave net leur progression.

- Așa vă educați fiul, Gabriela? Să fii atât de nepoliticos ? (*C'est comme ça que tu éduques ton fils, Gabriela ? A être aussi impoli ?) En peu de temps qu'il en faut pour dire Baba Yaga, je suis invité à rejoindre ma chambre, me hissant sur mon appui de fenêtre, je suis des yeux la procession de sorcières, chandelles à la main qui rejoint la forêt dans un lent et sempiternel cortège. Quel genre d'enflure devais-je bien être dans une vie antérieure pour mériter un tel sort ? Mon regard semble à présent attiré par une ombre qui déjà s'évanouit à l'orée du bois, une silhouette inhumaine, courte, je cligne des yeux à plusieurs reprises comme pour ancrer cette apparition dans mon crâne. Était-ce un reflet dans la vitre fine de la bicoque ? Mon cerveau qui me joue des tours ? Je dévale les quelques escaliers qui me séparent de la pièce principale, celle qui regroupe à la fois la cuisine, le salon, le lit de ma tante et de ses deux enfants. J'accours dans ce qui nous sert de jardin qui n'est autre qu'une étendue d'herbes défraichie. Rien. Pas le moindre bruit. J'observe au loin la dernière silhouette, celle de ma grand-mère, qui s'enfonce à présent dans l'obscurité des perchis, devenant minuscule puis finissant par disparaitre. Une branche craque, je me retourne. Il y a quelque chose que je peux sentir. Une présence. Je frémis. La bestiole se darde sur moi, impossible d'en deviner la race, une boule de poils touffue de taille moyenne tâchée de gris et de blanc qui manque de me faire vaciller.

- Un chien ?! C'était toi qui me fichais une trouille pareille ? Le chiot est déjà d'une taille supérieure aux bêtes de son âge, aussi bariolé qu'une robe de ma Bunica, je le soulève et le prends dans mes bras, histoire de l'inspecter de plus près. C'est une femelle. Une impression de déjà-vu, comme si j'avais côtoyé l'animal toute ma vie. Un sourire fend mes lippes, je la nomme Ada. Un sentiment de quiétude m'envahit, la sensation de ne plus être seul au monde.  

II. I wish I couldn't feel a damn thing. » 2002 - dix-sept ans

- Bouge, Ada ! Si on rate cet avion, on est bons pour attendre le prochain. Je me presse pour sortir du wagon, la foule informe des quidams me fait craindre de perdre ma fidèle acolyte, mais elle me suit à la trace. Le train nous amenant à l'aéroport était noir de monde qui cherche le même but, celui de foutre le camp d'ici, à la recherche d'une vie nouvelle, d'un espoir naissant, d'un job mieux payé. Le hall de la gare fourmille d'espérance, de rêveries et surtout de couples prenant à témoin la foule de leurs ébats d'adieu. Je n'ai pas le temps de m'adonner à du voyeurisme, nous sommes en retard. Au milieu de mon empressement, je bouscule une jeune femme, frêle, brune, belle, triste. J'attrape son bras en manquant de la faire tomber, mon regard se perd dans ses yeux d'un bleu miroitant, elle semble affligée d'une triste incommensurable, celle dont on ne se débarrasse jamais. Celle qu'on porte en fardeau. Celle qui brise, broie, annihile. Ma lèvre inférieure se met à trembler machinalement, épris soudainement d'un profond chagrin contre lequel je ne peux lutter, mes yeux s'humidifient. Qu'est-ce qu'il m'arrive ?

- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que... À ce léger contact, soudainement le brouhaha s'intensifie, mes oreilles sifflent, acouphènes occasionnels, mais le bruit ne cesse de s'amplifier. Mes maxillaires se cadenassent. Je n'entends plus mes propres pensées, je suis assiégé d'un fatras de sentiments incohérents et hétéroclites. Je ressens la joie de cette vieille dame qui s'apprête à retrouver son petit-fils, la rage d'une femme trompée qui vient de l'apprendre de la bouche d'une amie, l'excitation du gars qui disparait dans le photomaton, sa petite-amie sur les genoux. Les sifflements se muent en douleur, une douleur lancinante dans les tempes qui me forcent à me plaquer contre une pillasse, glissant lentement sur mes jambes pour atterrir lourdement sur le sol. Ada semble souffrir également, ses aboiements deviennent plaintifs. La belle brune se retourne pour m'observer, parmi la foule circonspecte, un homme tente de m'aider à me redresser, puis une femme aussi, mais déjà, la brune disparait, frêle, elle se faufile parmi les voyageurs.

- Rattrapez-la ! J'ai pas besoin d'aide, c'est elle qui en a besoin ! C'est elle ! Qu'est-ce que vous comprenez pas ? J'ai l'air d'un désaxé qui hurle sur une foule qui se veut bienveillante. Je repousse les voyeurs en détalant pour la rattraper, le souffle court, les noms d'oiseaux fusent lorsque je presse, cogne, percute les passants comme de vulgaires cailloux sur mon chemin. Je me rapproche du quai, parvenant à toucher sa main du bout de mes phalanges, la jeune femme se retourne une nouvelle fois, je peux percevoir son incompréhension, son affliction parmi la foule de ressentis qui se pressent dans ma boite crânienne. Elle esquisse un sourire, un sourire inhabité, navré avant de faire quelques pas en arrière, se faisant littéralement happée et percutée dans une violence inouïe par le train de marchandises qui venait d'entrer en gare sans faire halte.
Mon cœur se cogne contre ma poitrine. Pas un mot, pas un geste. Incapable de quoi que ce soit. Tandis que les cris d'effroi retentissent, tandis qu'un mouvement de panique se forme, je reste là, immobile, effaré. Incapable de raisonner. Les échos se taisent, le bruit se mue en silence, je ne ressens absolument plus la moindre émotion. Seul face au vide, à mes propres pensées, seul face à la finalité de la vie. Bientôt la gare se vide de passants, mais se remplit de policiers, je décide de quitter le quai, je marche d'un pas lent, lourd, comme désincarné, comme dépossédé de mon âme. Le regard perdu dans le vide, je regagne l'aéroport à quelques mètres plus loin. Tout semble si surréaliste, si irréel. Je passe les checking sans vraiment m'en apercevoir. Ada ne bronche pas, elle est si silencieuse. Je sais pertinemment que ce n'est pas l'idée de voyager en soute qui la met dans cet état. Je passe ensuite le contrôle des bagages.
La cacophonie du tintement du portique de sécurité me tire de mon introspection.

- Sur le côté, monsieur, nous allons inspecter votre sac. J'ouvre mon sac, là, posé sur mes affaires, sur mes vêtements, une fiole, pas plus grosse qu'un de ces flacons de médecine, une mixture infâme d'une couleur rougeâtre entouré d'un bordereau sur lequel ma Bunica a écrit à l'encre de chine : "Philtre d'amour composé de coeurs de pigeons, de neufs grains de poivre et d'albizia séchées. Fais-en bon usage, mon petit Andréa." La honte m'assiège, me faisant oublier l'espace de quelques secondes l'incident dont je fus le témoin. Je balbutie, bégaie, maudis ma famille sur six générations en posant les paumes de mes mains contre la table où se trouve ma valise. Confus, je passe la pulpe de mes doigts sur mes yeux fatigués.

- Ce serait vraiment trop long à expliquer, mais j'imagine que je vous suis jusqu'au service de garde des objets prohibés ? Hm ? Après de longues explications infructueuses qui se sont soldées par les rires gras des agents, je parviens finalement à prendre mon vol. Direction le Canada. Première escale de mon long périple s'étendant sur plusieurs années.

III. Open Sesame, we've places to go, we've people to see and let's put 'em on hold. » 2002 à 2007 - dix-sept à vingt-deux ans

Après-midi de juillet, les lunettes de soleil vissées sur mon visage bronzé, la paume de ma main se perd dans le pelage d'Ada, couchée sur le sable fin près de mon transat. Amy Winehouse, au sommet de son art, balance sa Rehab dans le poste de radio du bar de la plage. La mer nous berce, la brise très légère nous revigore, après quelques cocktails chargés, la sieste se veut réparatrice. Mon téléphone est posée sur une lettre écrite par ma mère, l'empêchant de s'envoler, maculée de centaines de minuscules de grains de sable. La Roumanie vient de faire son entrée en Europe, deux ans après le traité de 2005. Dans mon pays natal, l'espoir renait, le moment est à la fête. Rien ne semble troubler la quiétude environnante. À part la nécessité de se remettre au boulot, des touristes venus prendre des cours de plongée, voulant conserver un souvenir mémorable de leur séjour aux îles Fidji. Après quelques heures de pratique, une poignée de main, un regard appuyé, ils sont comblés, au sommet du bonheur. Je peux le sentir, le percevoir. À vrai dire, j'en suis sûr et certain. L'énergie dégagée ne ment pas. Je suis assailli par une multitude d'informations émotionnelles et sensorielles, mais j'ai appris à les contrôler, les cadenasser dans une part de mon esprit pour ne plus qu'elles me contrôlent. Les maux de tête sont moins fréquents, avec les années, je parviens à davantage fermer mon esprit et ne plus subir ce foutoir énergétique. Mais je ne peux m'empêcher d'être heureux à l'idée qu'ils le soient également. Je sors un vieux Polaroid et leur demande de poser pour la photo, pour le souvenir. Je les remercie dans un anglais que je maîtrise presque comme ma langue maternelle, je retourne à mon transat et m'affaire à trouver dans mon sac, un vieux carnet noir dont les pages sont jaunies par le soleil et abimées par les intempéries. Je dépose la photo aux côtés d'autres, tournant des dizaines de pages avec d'autres photos, d'autres gens, d'autres vies. Chaque cliché me permet de me replonger dans mes souvenirs. Comme cette photo de ce couple âgé à Tokyo en plein mois de mars, de cette gamine aux joues rouges à Richelieu pendant les giboulées, ce cuisiner vegan incroyable à Montevideo. Chaque être humain rencontré, chaque émotion emmagasinée me permet d'être plus en phase avec moi-même, mes pouvoirs et mes envies. Je les garde aussi précieusement que je le peux.

- Encore une journée très productive, hein Ada ? Demain, tu veux aller où ? T'as le choix, tu choisis n'importe quelle ville sur cette planète, un billet d'avion et on se barre. Ne me reproche pas encore de ne pas communiquer, je ne fais que ça communiquer. Toi, par contre, t'as des lacunes... Son regard se perd dans le mien, un rictus se forme sur mes lèvres. "Tu veux te la jouer à l'américaine ? Parfait, direction les States." Nous prendrons le premier avion pour les USA demain, qui sait ce que l'avenir nous réserve ? J'écrirai une lettre au gérant du club de plongée, comme à chaque fois, j'expliquerai les raisons de mon départ, je m'excuserai faussement de leur faire faux bond, mais je serai déjà loin.

IV. Hey babe on a scale of 1 to America, how free are you tonight ? » 2008 à 2011 - vingt-trois à vingt-six ans

Les mêmes types se pressent chaque soir, j'essaie tant bien que mal de me fermer aux émotions, aux désirs de la foule autour, c'est à devenir complètement fou. Pensées lubriques, désirs salaces, mes émotions ne me trahissent jamais, j'arrive à interpréter certaines pensées rien qu'en ressentant ce qu'ils ressentent. L'exercice est d'autant plus compliqué, je suis mis à rude épreuve, j'ai l'impression de me battre avec mon cerveau pour ne pas sombrer sous le flot constant d'émotions. L'exercice est dur, mais judicieux dans la maitrise de mon pouvoir. Je reste stoïque, prostré dans un coin, parfois à l'entrée de la boite. Je filtre, je trie, je rassure. Les filles se déhanchent dans chaque coin, mon boulot est de veiller à ce qui ne leur arrive absolument rien, avec certaines, j'ai développé un lien presque fraternel, nous avons des petits gestes, des mots qui permettent de mettre un terme entre une rencontre désagréable entre elles et un client, d'intervenir rapidement si l'une d'entre elles se sent en danger. Et lorsque le petit matin pointe le bout de son nez, on s'attable autour d'une malbouffe et on échange des rires et des sourires, on discute de tout et de rien, parfois les vannes fusent,. J'ai l'impression d'être dans bodyguard, sauf qu'après chaque show, je me contente de leur tenir la porte des toilettes quand elles vont pisser, comme une gamine de maternelle qui tient les indésirables à l'écart. Domnuluri (*Monsieur pipi) qu'elles m'appellent en roumain quand elles sont d'humeur taquine. L'équipe est soudée, l'ambiance est généralement bonne à Phoenix. Je sais exactement ce que je dois faire et ne pas faire. Etre professionnel, maîtrisé, calme, respectueux et ne pas flirter avec les filles. C'est absolument dans mes cordes.
Sauf ce soir-là, y'a cette fille à l'accent légèrement chantant, tatouée, Lucia. Elle est suivie par ce type à l'allure bizarre, au regard avide que l'autre videur a laissé entrer. Je ne le lâche pas des yeux depuis une heure, aujourd'hui, étrangement, les émotions sont contrastées, je lutte avec moi-même, j'ai lutté toute la soirée pour ne pas ressentir l'excitation de ce gars hébété devant une danse lascive, ne pas ressentir l'ivresse du type bourré dans un coin de la boite, le chagrin du mec qui vient de se faire plaquer par sa copine et qui souhaite se vider la tête. J'essaie de lutter, tout est tellement confus, la migraine fait son apparition, je sais que c'est mauvaise signe, que je suis en train de perdre pied. Le show privé de Lucia doit commencer, elle entre dans la petite pièce, j'entrave la route de celui qui marche à sa suite, croisant les bras contre mon torse, les boutons de ma chemise noire exercent une pression désagréable contre ma peau. J'ai un pressentiment, une intuition, je me trompe rarement, il lui veut du mal.

- Ça ne va pas être possible aujourd'hui. Show privé annulé. Il fulmine, rage, je le sens tendu, prêt à imploser, comme animé par autre chose que la simple volonté de mater une femme se dénuder. Autre chose de plus malsain. De plus nuisible. Je décoche un léger sourire accompagné d'un râle moqueur. Il sort de ses gonds, m'attrape l'épaule pour m'obliger à le laisser passer. Un contact. La brune frêle de la gare. L'incident. Le brouhaha près des wagons. Le sifflement dans les tempes. Ce foutoir émotionnel incontrôlable qui ressurgit, l'impression d'avoir manqué à l'appel, la culpabilité. Mes poings se referment sur le col de sa veste, dans un mouvement rageur, mon corps se heurte au sien avec une telle violence que je le ballotte littéralement en le placardant contre le mur non loin de là, les chaises s'écartent sous l'impulsion de notre altercation, certains filles sur la scène poussent un cri, surprises de cet assaut. Le souffle haletant, je déclame distinctement.

- Je t'ai dit que c'était pas possible, donc tu vas passer la grande porte, sortir calmement. Ne pas te retourner, vomir à l'angle d'une rue si l'envie t'en prend, retrouver ta petite vie misérable, rentrer dans ton clapier dégueulasse, te branler de frustration et ne plus jamais foutre un seul pied ici. Un air défiant, une moue véhémente. Je ressens son besoin de vengeance, de violence, l'amertume, la rage, la rancune. Je devine si facilement ses émotions. "N'y pense même pas." Puis maintenant l'incompréhension, la contrariété, la confusion se lisent sur son visage. "Je pense que tu es prêt à nous quitter." Je le relâche lentement, il s'en va sans rechigner, hébété. Je me retourne sur la jolie brune restée muette, à l'entrée de la pièce. "De rien, Lucia." Un sourire sarcastique lui est décoché alors que je feins la normalité absolue, nous fonctionnons comme ça depuis quelques semaines, elle me cherche au sens littéraire du terme, on se nargue, on se vanne, on se marre, certaines rumeurs prennent possession des lieux. Et moi, je pense que je la cherche au sens littéral du terme cette fois-ci, je la cherche dans la boite quand elle n'est pas là, je la cherche du regard quand elle danse, quand elle rit, quand elle quitte la boite et que je lui propose de la raccompagner à sa voiture juste 'au cas où.' Et puis un soir, je franchis le cap, un baiser, quelques soirées, quelques nuits passées, je me rends compte j'ai passé mon existence à enfermer la moindre émotion dans ma boite crânienne, conscient des dangers de celles-ci. J'ai passé mon temps à anesthésier mes ressentis pour ne pas sombrer dans la folie et pourtant, loin d'être insensibilisé, je lui fais part ce que je ressens pour elle. Mes sentiments, pas ceux de quelqu'un d'autre, pas ceux du monde autour. Les miens, à moi. On se donne, on s'aime, on se perd et puis, on se fait du mal. Tout devient complexe, ingérable, chaque petit doute est pris comme une gifle, chaque incompréhension comme une désillusion. N'est-ce pas le but ultime de chaque personne de connaitre le moindre ressenti de sa partenaire ? Et pourtant, chaque querelle, chaque dispute, chaque indécision, incertitude laisse place à la méfiance, l'inquiétude. Je voudrais ne plus rien ressentir du tout plutôt que d'être constamment sur la défensive. Je ne peux plus mettre mes émotions sous clé, mais déjà, elles semblent m'avoir absorbé. Alors j'écrirai une lettre à la boite de striptease, comme à chaque fois, j'expliquerai les raisons de mon départ, je m'excuserai faussement de leur faire faux bond, mais je serai déjà loin. Sauf que cette fois-ci, c'est différent. Péniblement et lourdement différent. Demain, je serai ailleurs, j'espère qu'elle comprendra un jour.

V. Keep the ones who heard you when you never said a word. » 2013 à 2020 - vingt-huit ans à trente-cinq ans

- Gravity, stay the hell away from me...
- Ferme-la, tu vas faire fuir les clients ! Un petit moustachu m'ordonne de la boucler sur un ton narquois et dans un parfait français, me coupant net dans ma chansonnette. J'ai passé les cinq dernières années à écumer le monde et quand j'ai décidé que j'en avais assez vu, j'ai tenté ma chance en France, histoire de me poser dans un petit restaurant de petits plats vegan. Ada n'est pas ravie, elle tire souvent une moue dépitée quand je rentre avec les restes du boulot. J'ai appris sur le tas à cuisiner, grâce aux voyages, les propriétaires étaient d'ailleurs plus impressionnés par la liste de mes dernières destinations que par mes prestations culinaires. De temps en temps, je propose une recette roumaine envoyée par ma mère via e-mail, en effet, les sorcières sont passées à l'ère numérique, elles proposent des prestations sur le net maintenant. Chasseuse de démons à distance, incantations via Bluetooth. Qu'est-ce qu'il faut pas entendre ! 2h du matin, mon service se termine, je rejoins ma modique chambre de bonne dans les toitures parisiennes. 20h à New-york, ce sera parfait.
Ada me fait la fête, elle sait que l'on doit passer notre coup de fil habituel. "On téléphone à tonton Liam ?" Notre rencontre est assimilable à un coup de foudre amical. La foudre en moins, la voiture en plus. Au détour d'une rue, en promenant Ada dans New-York en 2012, je manque de me faire percuter par ce phénomène. Vétérinaire, il se confond en excuses, vérifie qu'Ada est indemne et m'offre une bière. Côtoyer cet énergumène pendant deux ans puis déménager à l'autre bout du globe, forcément qu'il me manque. Je l'appelle, je lui promets d'être bref, de ne pas être lourd et puis nos conversations s'éternisent pendant des heures. Je prends une bière en éclatant de rire dans la cuisine, j'ai presque l'impression de retrouver nos moments entre mecs, comme s'il n'était pas loin. On refait le monde, on parle de ses enfants, de sa femme, d'Ada, du boulot. Je mentionne que ma tante attente toujours avec insistance sa venue en Roumanie histoire qu'il goûte ses fameux papanasi. Il sait que je suis là pour lui, à des milliers de kilomètres l'un de l'autre, mais réellement là pour lui. Du moins, j'étais persuadé que nos échanges téléphoniques étaient suffisants.
Et puis un jour, le téléphone sonne au restaurant, je suis demandé. Jamais je ne l'ai été, c'est insensé. Liam peine à trouver les mots, peine à les formuler, peine à retenir ses larmes. Je comprends tout de suite que la gravité de la situation dépasse tout ce que j'ai pu m'imaginer. Je le sens désarçonné, brisé. Durant les mois qui passent, nos coups de fil sont plus réguliers, je le sens sur le point de sombrer, comme lointain, plongé dans un incommensurable chagrin. Je sais que de nouveau, je quitterai Paris. Comme à chaque fois, j'expliquerai les raisons de mon départ, je m'excuserai peut-être un peu moins faussement cette fois-ci et j'irai aider un ami.

VI. They say home is where the heart is but my heart is wild and free. » Septembre 2020 à 2021 - trente-six ans

- Allo, j'écoute ? Que puis-je faire pour vous ?  J'entortille mes doigts autour du fil du téléphone, machinalement. Les migraines ne me quittent plus. Je refuse de me résigner à croire que c'est le boulot, j'aime ce boulot. Ma tête est en vrac, je ne parviens plus à dresser une barrière entre mes émotions et celles des autres. Aller voir un psychiatre pour lui dire que j'ai le don de ressentir ce qu'éprouvent les autres ? Foutaises, hors de question. Chaque jour entre minuit et 8h du matin, je prends la place de Dieu. J'écoute les craintes, les pleurs et les menaces d'anonymes cherchant du réconfort ou une raison d'exister. "Je sais ce que vous ressentez, cette crainte de l'abandon, ce sentiment d'être seule, mais vous ne l'êtes pas, vous n'êtes pas la somme de vos échecs et de vos déconvenues, vous êtes une personne dotée d'un sens du dévouement incroyable et d'abnégation, alors le suicide ne sera pas la solution, je vous le promets... Et n'hésitez pas à rappeler."
Vidé, crevé, je me lève de mon siège, étire mon dos courbaturé, le t-shirt blanc porté remonte de manière à laisser entrevoir mon caleçon, je baille si fort que je n'entends plus le son des éclairages qui grésillent pendant un bref moment, je me traine jusqu'au distributeur, pose mon front contre celui-ci et assène mon meilleur coup de pied pour récupérer un sachet de fruits secs, seule gourmandise ne contenant pas de lait, de beurre ou d'autres choses qui sont contraires à mes principes. Tout en mâchant mollement, je réfléchis aux raisons qui m'ont poussé à m'installer à Sedona. Je pense à mon ami Liam, à ce besoin de m'installer durablement, au fait d'offrir enfin un vrai jardin à Ada, de m'impliquer dans le refuge local, mais je réfléchis aussi à ce besoin irrépressible de découvrir d'autres contrées. Partagé entre le fait d'avoir un vrai chez soi et ce désir d'aventures... Mais pendant ce temps, le téléphone réclame de nouveau de l'attention, j'aurai tout le loisir d'y réfléchir maintenant que je suis installé.